Yvan AMAR
Biographie
Yvan Amar est né le 31 Mars 1950 à Paris d’une mère chrétienne et d’un père juif. Son père est décédé dans un accident de voiture trois mois après sa naissance. Sa mère l’a confié très jeune à des parents nourriciers dans la Sarthe, puis il a été pensionnaire dans plusieurs établissements religieux et privés. Très jeune, il a eu envie de rencontrer la famille de son père dont il avait été éloigné. Il montra aussi très jeune un vif intérêt pour les religions, la métaphysique et la spiritualité.
Vers la fin des années soixante, un mouvement naturel portait vers l’Inde. A cette époque, Yvan était ce que l’on appelait un routard, et sur la route on parlait beaucoup de l’Inde. Et puis, il avait lu un texte qui l’avait énormément touché, les Grands Initiés d’Edouard Shuré, évoquant la vie de sages et des prophètes qui, à différents moments de l’histoire de l’humanité ont témoigné du sens de la vie.
« J’avais surtout noté l’importance qu’avait eu pour eux une relation avec un maitre, et comment elle avait contribué à faire d’eux ce qu’ils étaient. Cela m’avait fait ressentir le manque profond d’une telle relation dans ma vie; l’esprit de cette relation n’existait en tout cas ni dans ma famille ni chez mes éducateurs mes professeurs, ni même chez des amis précieux. Je devais avoir dix-sept ans. A cette époque, le soir en me couchant, il m‘arrivait de prier le Seigneur qu’il m’accordât de rencontrer un jour un tel être et de vivre la même relation.
Puis au cours de l’été 1968, à Nice, j’ai rencontré celui qui le premier, m’a mis sur la voie. Il revenait de l’Inde, son nom de route était Baudelaire, Joël Queyras pour l’état civil. Il avait toute l’apparence d’un sadhu indien, version occidentale : cheveux longs, longue barbe, tunique indienne, écharpe de Bénarès et mala (chapelet) autour du poignet. Mais au delà du déguisement, il y avait dans les yeux quelque chose que je découvrais pour la première fois : le feu, la passion. Cette rencontre fut décisive. Alors que nous étions assis face au soleil couchant qui se reflétait sur la mer, il redit une chose très simple : « Tu vois, on est comme des petits récepteurs qui captent un programme en cours. Si le récepteur est ouvert, on voit le programme. S’il est fermé, on ne le voit pas, mais ça n‘empêche pas le programme d’exister. » Cette phrase, bien que très banale, me bouleversa au plus profond de moi et eut le pouvoir de résumer toutes mes questions en une seule : « Comment ouvrir le récepteur? » Il eut l’honnêteté de me répondre qu’il ne le savait pas, mais qu’il revenait de l’Inde où des hommes enseignaient cela. Nous passâmes une journée ensemble. Il me conseilla d’acheter « L’Enseignement de Ramakrishna », ajoutant que cet ouvrage contenait les indications les plus précieuses concernant l’ouverture du récepteur. Ce jour là, Joël me fit découvrir la nourriture végétarienne, il m’apprit à chanter les mantras et m’initia a la pratique de la méditation. Une journée décisive dans ma vie !
Ensuite je suis parti au Danemark où j’ai passé l‘hiver et le printemps suivants, ayant emporté un seul livre de chevet, L’Enseignement de Ramakrishna. Enfin, je me suis décidé : ce que j’avais cherché sans le trouver en Occident, j’avais le sentiment que je le rencontrerais en Inde. C’est ainsi que j’ai pris la route, au début de l’automne 1969, en auto-stop, avec l’intention de me rendre à Rishikesh, petite ville du nord de l’Inde située sur les contreforts de |’Himalaya, au bord du Gange. J’étais persuadé d’y rencontrer l’homme qui me permettrait de vivre cette relation dont je ressentais profondément le manque.
Dès mon arrivée en Inde se produisirent plusieurs coïncidences. Je rencontrai d’abord des Canadiens; l’un d’eux avait entendu parler d’un sage qui vivait sur une île forestière, au milieu du Gange, sur les contreforts de l’Himalaya. Puis à Rishikesh même, une américaine me confia qu’elle avait passé de nombreuses années en Inde, et qu’un seul homme pouvait a ses yeux être qualifié de maître, de guru authentique : il vivait sur une petite île forestière au milieu du Gange, sur les contreforts de l’Himalaya. Le lendemain une troisième personne, une jeune Européenne, me dit qu’elle avait rencontré un sage qui vivait sur une île forestière, au milieu du Gange, et que depuis elle voulait suivre son enseignement. Elle me montra le livre de cet homme, qui était Chandra Swami. Dès que je le vis en photo, je me sentis appelé. L’Américaine me prêta ce livre que je lus d’une traite et, comme il était difficile de se le procurer, j’en recopiai les trois quarts pendant la nuit ! Le lendemain matin, lorsque je lui rendis le livre, la dame m‘expliqua comment me rendre auprès de Chandra Swami et je partis aussitôt. Il y avait juste quinze jours que je me trouvais en Inde.
C’était en novembre. J’arrivai a l’Ashram où pouvaient loger les visiteurs. Le Swami séjournait alors au Cachemire, mais il ne tarderait pas à rentrer. Je savais qu’il avait accompli une partie de sa sadhana dans cette région et qu’il rendait régulièrement visite à ses devotees. Un matin, vers cinq ou six heures, on vint frapper à la porte de ma chambre pour me demander si je voulais voir le Swami qui passait à l’Ashram avant de regagner sa hutte dans la forêt. On m’amena dans une pièce et je me retrouvai devant Chandra Swami. Il ne se passa rien d’extraordinaire, mais trois choses me frappèrent à cet instant. D’abord, la beauté de cet homme m’apparut comme un témoignage incontestable : seule une expérience ultime pouvait communiquer une telle beauté. En sa présence, je sentis en outre que jamais je ne l’oublierais et que jamais je ne pourrais lui mentir.
De la façon la plus naturelle, comme le font tous les indiens, il me demanda simplement : « Where do you comme from? « Puis il resta silencieux et me dit enfin que je pourrai lui rendre visite à l’heure du darshan, sur son île, où il recevait chaque jour les quelques personnes qui voulaient bien faire la marche dans la forêt. Je fis le trajet pendant plusieurs mois. C’est là que j’ai eu la chance de vivre cette chose si rare en occident : une relation totale avec un être. Le plus précieux, pour moi, c’est que cette relation ne se produisait jamais à partir d’un fait déterminé ; c’était toujours dans l‘instant, dans l’obligation d’une sincérité totale à ce qui était.
Chandra Swami est |’incarnation même de ce qu’évoque le mot Guru. En sanskrit, guru signifie « poids « : ce qui a du poids, ce qui est lourd. La même racine a donne grave, gravité, gravitation. Le guru est un homme de poids, comme on dit d’une parole qu’elle a du poids, ou d’un homme qu’il pèse dans une décision. Il est le poids de ce dont il témoigne dans la mesure ou, plus qu’un maitre spirituel, il est un maître matériel incarnant cet esprit qu’il a réalisé. Etant le poids de cette expérience, il donne en outre le poids à ce qui est autour de lui, de la gravité à ce qu’il côtoie. Ainsi confère-t-il un centre de gravité aux choses, et il réinsère tout ce qu’il touche dans la gravitation naturelle. En sa présence, on est pris dans cette gravitation, contaminé par ce poids ; d’un coup on a l’impression d’être lesté dans le réel. Le contact que j’ai eu avec lui, au-delà des mots, tenait dans cette sorte d’ancrage. Bien plus que le prétexte des enseignements, des pratiques, c’est cette qualité de relation, de contact de réalité qui a été essentiel.
Autour de ces êtres, il n’y a jamais de secte ; il se forme ce que l’on appelle en Inde des ashrams : des lieux de l‘effort, de la discipline, où l’on cherche a sortir de la seule secte qui existe sur terre, celle des égoïstes. Autour d’un être de cette qualité se constitue une école de la vigilance, de la conscience, de la discipline pour sortir des petites entreprises personnelles de l’égoïsme et de l’intérêt.
J’ai donc eu la chance de vivre pendant près de trois ans, en deux séjours très rapprochés, auprès de Chandra Swami Udasin. Cela n‘a pas toujours été facile, j’ai mendié ma nourriture pendant un peu plus d’un an en compagnie des mendiants et des sâdhus, et il n’était pas évident non plus de se loger. Quand sa maison a été construite, Chandra Swami a voulu que les choses se fassent très progressivement – on peut voir là une autre marque d’une grande sagesse -, que je sois parfaitement intégré au groupe des disciples indiens, car j’étais le premier disciple étranger. Ceux-ci ont pu constater à quel point je respectais les formes traditionnelles de la relation du disciple au maitre et combien, sans l‘avoir adoptée, je respectais la religion hindoue. Alors seulement Chandra Swami m’a proposé de vivre à l’ashram, dans ce qui était sa maison.
Chandra Swami et Yvan sur l’île du Gange en 1969
Vivre à ses côtés fut un vrai privilège. Sa présence me rappelait constamment à une obligation fondamentale : celle de rester éveillé, car être proche de lui revenait en fait à être proche de moi. Là ou j’avais un instant pensé réaliser un rêve – à savoir : en étant proche de lui, être proche du mythe que je cultivais -, lui m’obligeait à être proche de moi et à dénoncer ce mythe que j’essayais de perpétuer dans la relation avec lui. Cela aussi est la marque d’un vrai guru.
Son comportement consiste à mettre en évidence le mythe que l’on peut entretenir dans notre relation à l’autre. Lui n’est jamais complice, et il ne permet pas qu’on s’aliène, d’une manière ou d’une autre, à ce qu’on projette sur lui. Il renvoie sans relâche à une conscience très aigüe des mécanismes par lesquels on perpétue cette aliénation. Vivre auprès d’un guru authentique, c’est exactement le contraire de s’aliéner à une personne ; c’est être constamment confronté au processus par lequel on est victime consentante d’une aliénation à l’autre. En cela, peu à peu, on cesse d’avoir un guru et l’on commence à être disciple.
Ce processus était grandement aidé par les pratiques quotidiennes que Chandra Swami nous conseillait : la majeure partie était consacrée au silence, à la lecture, à la méditation, le jappa et, dans les rencontres avec lui aux échanges, aux questions réponses. On n’avait pas d’autres obligations que les menus travaux de l’ashram.
J’avais acquis auprès de Chandra Swami une bonne connaissance de ce que peut être une voie traditionnelle, pas seulement dans l’hindouisme, mais aussi dans les autres traditions avec lesquelles il m’avait familiarisé – avec l’islam, donc le soufisme, et aussi bien avec les traditions occidentales et extrême-orientales. Puis, en 1972 j’ai dû quitter l‘Inde pour des raisons de visa. Je suis donc rentré en France, très malheureux de me retrouver loin de Chandra Swami. Toutefois, il m’avait dit avant mon départ : » Ne t’inquiète pas, tu rencontreras quelqu’un en France qui t’aidera ». Juste au moment de quitter l’Inde, j’ai revu une amie qui m’avait montré la photo de Chandra Swami et qui cette fois encore me renseigna : » En France, il y a une personne à rencontrer, c’est Jean Klein « .
« Je n’ai pas manqué d’appeler celui-ci quelques mois plus tard, pour lui dire que j’avais été en Inde et que j’avais besoin – comme on dit là-bas de satsang, c’est à dire de fréquentation avec le réel – Jean Klein m’a accordé un rendez vous chez lui, à Paris, et il s’est passé quelque chose d’extraordinaire : nous sommes restés en silence quasiment tout le temps – peut-être trois quart d’heure. Installé sur son canapé, il prenait des postures que je n’ai jamais revues chez lui par la suite et qui étaient typiquement celles de mon maitre indien. Sans que fut prononcé un mot, j’ai su que c’était l‘homme dont m‘avait parlé Chandra Swami.
J’ai vécu presque un an auprès de Jean Klein. ll a complété mon itinéraire par un approfondissement du rôle de la conscience corporelle dans l’approche de la réalité non duelle, ainsi que par de nombreuses conversations qui traitaient directement de ce qui était le cœur de son enseignement, le Vedanta. Au bout d’un an, il m’a dit que je pouvais le quitter, me conseillant de m’installer et d’utiliser ce que j’avais acquis auprès de lui dans le travail corporel, ne serait-ce qu’en enseignant le yoga. Je me suis donc installé a Aix en Provence, où j’ai commencé à enseigner la conscience corporelle.
Peu après, j’ai rencontré Nadège, qui allait devenir ma femme. Pas un instant je ne concevais de vivre avec une femme qui ne partagerait pas ma dévotion pour mon maitre. Nous sommes donc partis tous les deux en Inde pour vivre auprès de Chandra Swami. Notre séjour a duré six mois : six mois extraordinaires au cours desquels j’ai été confronté à de très profondes revendications par rapport à un mythe personnel. Je voulais à la fois être swami, et je ne voulais pas perdre la femme que j‘aimais. C’était à vrai dire une situation plutôt cocasse. Je voulais le statut de fils spirituel de Chandra Swami, recevoir de lui la robe… Dans ma croyance, l’initiation à la vie de renonçant (sannyas) représentait à la fois une promotion et une condition incontournable pour parvenir à l’éveil. A ce moment-là, j’ai reçu la robe de Chandra Swami. J’étais le seul. Cela me mettait dans une situation particulière à l’égard de Nadège. J’étais venu là pour présenter celle qui allait être ma femme, et je me retrouvais Swami !
Nadège et Yvan
Chandra Swami donna l’initiation dans ces circonstances, j’avais besoin de voir, c’était nécessaire. Si je n’avais pas vu tout ce que j’avais projeté dans cette histoire, qui en fait ne me concernait pas, si Chandra Swami ne m’avait pas donné la robe, je n’aurais peut-être jamais pu voir que mon chemin était de renoncer à la renonciation. ll m’a donc mis entre les mains à la fois la robe et la femme. Chez lui, ce n‘était pas un acte réfléchi, c’était le comportement d’un être libre, purement intuitif. Tout dépendait de la capacité du disciple, que je prétendais être, à assumer cette situation.
Nous sommes rentrés en France, avec ma robe. Les autres disciples Chandra Swami ne comprenaient pas, et ils ne se privaient d’ailleurs pas de me le dire : « Tu es Swami et tu vis avec une femme ! Qu’est-ce que ça veut dire? » Au bout de quelque temps, j’ai rangé la robe dans un placard et j’ai vécu officiellement une vie d’homme avec Nadège ; nous nous sommes mariés, notre premier enfant est né.
Je consacrais néanmoins beaucoup de temps à la pratique, à la méditation, aux techniques respiratoires et corporelles. J’avais aussi de nombreux échanges avec ceux qui venaient me voir. Je ne prétendais aucunement être un maître spirituel, mais je me comportais en fait comme un être prospère qui partage ses biens !
Puis en 1979, est arrive une confrontation décisive. En dehors de ce que j’avais pu vivre auprès de Chandra Swami, Jean Klein et Poonjaji (disciple de Ramana Maharshi, plus connu aujourd’hui sous le nom de Papaji), j’avais également une recherche personnelle qui me servait de fil conducteur, qui m’a obligé un jour à me poser et à réfléchir sur les dix années écoulées. J’ai alors eu le sentiment, que je n’étais pas vraiment en accord avec moi-même. J’étais devenu un yogi respecté par les gens alentour, capable de rester assis plusieurs heures, immobile et en silence.
Pourtant, tout au fond de moi, je savais que j‘étais toujours le même. J’avais modifié bien des choses, mais dans mon cœur rien n’avait changé. Je m’apercevais que depuis des années je visais quelque chose qui se situait hors du monde, qui était transcendant du monde : ce qu’on appelle l’être ou le Soi, la réalité, quelque chose d’immuable que la peur ne peut atteindre. Je commençais à pressentir qu’en réalité je cherchais une « planque » ultime, et que tous les enseignements que j’avais reçus ne l’avaient été que dans la mesure où ils cautionnaient la peur que j’avais du monde et justifiaient cet élan vers une réalisation, une expérience ultime. Je cherchais constamment » au-delà » : au-delà du corps, au-delà des émotions, au-delà de la pensée, au-delà du changement, au-delà de la dualité. De fait, cet au-delà était toujours une façon de ne pas m’engager dans ce qui était la.
Ainsi, a un moment donné, j’ai vu le mensonge, et j’ai vu que, viscéralement, cela ne me correspondait pas, que je ne pouvais pas continuer à vivre dans une telle histoire. J’avais en outre l’intuition, et ce depuis des années, qu’il existait pour chacun une façon d’agir dans le monde qui lui correspondait en propre ; si je cherchais à savoir ce que j’avais à faire et si je faisais ce qui m’était juste, je devais logiquement me trouver dans l’axe de l’être, tout simplement. C’est alors que j’ai réalisé qu’il pouvait y avoir deux voies, que la réalisation, l’éveil, l’illumination n’étaient pas seulement de l’ordre de la transcendance, hors du monde.
J’avais vécu sous l’emprise d’un malentendu, ce qu’on pourrait appeler » le privilège exclusif de la transcendance ». Comme si la transcendance avait le privilège exclusif du réel et qu’en fait, au sein du monde, il n’y avait d’autre possibilité que de vivre d’abord le réel transcendant, pour revenir ensuite dans le monde. Au fond de moi, j’avais le sentiment qu‘il devait exister une voie au sein du monde : une voie de l’immanence où il était possible de vivre le réel. A cet instant, j’ai senti que je prenais un risque : le risque de quitter le chemin de la transcendance. J’abandonnais mon image… je dis à Nadège : « Je joue un coup de poker : je renonce à tout ce à quoi j’ai cru pendant toutes ces années. Mais je n’abandonne pas, je renonce seulement à une certaine façon de voir. Je vais peut-être redevenir celui dont je me moquais hier, un homme ordinaire qui regarde la télé, mange un steak, qui va au cinéma, qui fonctionne comme tout le monde. »
J‘ai ajouté : « C’est plus fort que moi, je ne peux pas faire autrement. » Et j’ai pris le risque de la vie, le risque de ne plus chercher au-delà. Cela c’est passé en trois jours…j’ai senti la vie. Je suis allé vers ce qui était la et j’ai senti la vie qui entrait en moi. J’ai senti que cette vie m’aimait, comme j’étais, tel que j’étais. C’était comme si elle m’attendait. J’ai alors compris pourquoi les grands mystiques parlent de la Mère Divine: parce que ce sentiment d’amour de la vie envers nous, on l’éprouve dans l’amour absolu d’une mère ; on est dans les bras de la Mère Divine. Aucune vision, aucune hallucination, c’était quelque chose de très simple, de concret et d’immédiat, qui me prenait à l’intérieur et que je reconnaissais.
Je sentais que cette vie m’aimait. Au fur et à mesure que c’était ressenti, éprouvé, montait en moi une confiance impérieuse. Autant je me sentais auparavant en conflit, séparé, avec une peur constante, autant j‘éprouvais alors une confiance absolue dans ce qui était, dans la vie. Ce qui est apparu immédiatement, c’est que cette confiance était ma nature : à la fois cette confiance et son objet. Cela n’a fait que grandir pendant ces trois jours, jusqu’au moment où s’imposa une confiance absolue dans tout ce qui était sans que ce soit un objet. Alors tout disparut : La Mère Divine, Yvan Amar… Il n’y avait que Cela : une réalité absolue où n’existaient plus ni division ni conflits, où seule existait l’évidence l‘être. Tout ce dont j’avais entendu parler, c’était l’évidence, c’était ce que j‘étais.
Indubitablement, ce dont avait parlé Ramakrishna, mon maitre, les grands textes que j’avais lus, c’était cela. J’avais toujours été Cela et tout était Cela. « Tout en vérité est Brahman. « « Tout en vérité est le Réel. « C’était l’évidence, chaque être était Cela. Dire « je suis Cela « ou « tu es Cela » ne faisait aucune différence.
La grande surprise de cet éveil, c’est que Cela était précisément ce que j’avais essayé de dépasser pour le réaliser ailleurs, dans l‘immuable, dans le transcendant. J‘avais soudain la révélation que cette vie qui s’écoulait d’instant en instant, ce changement permanent, ce grand processus, c’était cela le Réel, et que la peur que j’en avais m’avait fait rechercher une réalité immuable au-delà du changement. Ce changement était la réalité, et être la réalité c’était être ce changement, sans décalage. C’était être un avec le mouvement de la vie. Pendant des années, j’avais cherché une connaissance immuable qui abolirait toute ignorance, sans pour autant entrer dans aucune connaissance.
La mouvance est par nature mystère et être la mouvance de vie, c’était être le mystère. La question n’était donc pas d’être le mystère où d’un seul coup quelque chose était connu, mais de connaitre le mystère parce qu’on est le mystère. Quand on m’a demandé, à l’époque, si je pouvais dire à quoi correspondait cet éveil, cette illumination, j’ai dit : » C’est tout simple, je suis passé d’une incompréhension triste à une incompréhension joyeuse » . De fait s’était complètement effacé de moi l’idée d’une connaissance acquise, et cette ignorance, cette incompréhension joyeuse, apparaissait bien plus intelligente que tous les savoirs que j’avais pu accumuler.
Cela a duré une semaine ou une dizaine de jours, je ne me sais plus. Comme ce n’était pas quelque chose que j’avais acquis et que c’était ma nature même, je n’ai pas pensé un instant que cela pourrait disparaitre, s’arrêter. Pourtant , aussi soudain que c’était « apparemment » venu – sans que ce soit jamais venu – , je me suis de nouveau trouvé dans la dualité, dans le sentiment de la séparation. Ce fut l’enfer car, en vérité, la séparation n’apparait comme un enfer que lorsqu’on a vécu l’union, la non-séparation. J’étais complètement désorienté, je me disais : « Comment peut-on perdre cela? »
Ce qui s’est passé alors m’a beaucoup éclairé par la suite sur les comportements particuliers de certains éveillés, de certains instructeurs. Quand on n’est plus dans cette qualité de conscience, on éprouve le sentiment d’une immense perte, et je pense que beaucoup d’êtres la compensent- je l’ai fait moi-même au départ – par l’intérêt, voire l’adoration que les gens leur portent du fait du charisme qu’ils véhiculent parce qu’ils ont vécu l’éveil. Le fait de vivre l’éveil confère un charisme rémanent, auquel sont sensibles tous les nostalgiques du réel, en quête de réalité. En présence du porteur d‘un tel charisme, ils développent naturellement une relation d’attente et de dévotion, d’adoration. Celui qui a cessé de vivre l’éveil, mais qui est porteur d’un tel charisme, se nourrit en quelque sorte de cette relation, de cette adoration que lui portent ces êtres fascinés. C’est un grand piège, l’un des premiers pour l’éveillé débutant.
Quand je suis retourné voir Chandra Swami, il m’a dit : « C’est toujours ainsi. Il y a d’abord l’éveil , l’expérience soudaine, inattendue de la réalité, qui peut durer quelques jours et qui disparait. Puis, après des années, cela se stabilise. C’est alors la réalisation. La durée nécessaire à cette stabilisation est fonction de la nature de la personne. »
Pendant longtemps, on essaie de reproduire ce qui devient, du fait de la mémoire, un phénomène, alors que ce n’en est pas un. Malgré tout, on est a nouveau prisonnier de certains mécanismes psychologiques qui en font un objet de mémoire que l’on pourrait reproduire. Mais on ne reproduit jamais un éveil ; on ne fait que collaborer étroitement au processus éveillant qui s’est mis en route. Dans la mesure où l’on y collabore de façon profonde, sincère, intelligente, on devient de plus en plus conducteur de ce processus, et on l’incarne de plus en plus.
J‘ai vécu cela en février 1980. Nous sommes alors retournes en Inde, Nadège et moi. Chandra Swami, confirmant ce que j’avais vécu, m’a enseigné la nécessité d’une vie qui devait permettre à cette conscience de s’incarner davantage en moi. De 1980 à 1987, j’ai effectué un travail constant, lié soit à ma relation avec ma femme et mes enfants, soit à la vie quotidienne, soit au travail corporel. La relation avec ma maladie était très importante aussi, m’obligeant à des prises de conscience profondes dans cette démarche.
En 1987 Chandra Swami me donna un enseignement qui a été décisif. Des lors, le travail s’est nettement resserré. J’avais l’impression de posséder plusieurs éléments – un peu comme on prépare une sauce : tous les ingrédients étaient là, et je commençais a tourner a peu près correctement. Puis, vers 1989, ce fut comme si la sauce avait pris. C’est alors que j’ai vraiment retrouvé en moi le sens profond de tout l’enseignement que j’avais reçu de Chandra Swami. J’ai vu que tout ce qu’il m’avait enseigné pouvait à la fois être compris dans la voie de la renonciation, de la transcendance, mais aussi d’une autre façon : dans la voie du monde telle que je |‘avais vécue.
D’un coup tout est devenu très clair, à travers la question suivante : qu’est-ce qui constitue une vraie démarche, un vrai travail, et cela ici, en Occident ? En 1989, j’ai senti les grandes lignes se mettre en place, je me suis senti naître comme instructeur. Peu de temps après, j’ai reçu une lettre de Chandra Swami qui me demandait de transmettre. Je lui ai répondu que j’en ressentais effectivement la nécessité, mais que je voulais procéder selon les règles traditionnelles. Je suis donc reparti en Inde pour passer quelques jours auprès de lui, au mois de décembre de la même année, et il m’a indiqué comment initier traditionnellement ceux qui voulaient être disciples.
Chandra Swami et Yvan à Sénanque en 1987
J’ai commencé à enseigner dès mon retour en France. Toutefois, je voulais que cela reste discret. J’avais le sentiment que ce que je vivais, ce qui se déployait en moi, allait générer un enseignement que je ne connaissais pas encore ; je ne m’apprêtais pas à servir aux gens un enseignement tout fait ! J’avais la certitude que ce que je vivais permettrait, au cœur de la relation avec les personnes qui viendraient me côtoyer, de faire naître un enseignement. C’est effectivement ce qui s’est produit. A partir de 1990, les gens ont commencé à venir. Ils posaient des questions, et c’est à partir des réponses qui jaillissaient de notre relation que s’est constitué un enseignement. En fait, c’est l’enseignement qui était important, pas l’enseignant à qui ils s’adressaient.
Le processus d’incarnation de l’éveil continuait- je n’avais rien de ce qu’on peut attendre d’un guru qui vit une intégration compléte et authentique du réel. En toute sincérité, je sentais grandir en moi un processus qui était à la fois ma nature, ma destinée, et qui se traduisait de plus en plus dans la relation avec les élèves et l’enseignement qui en ressortait. Ce qui s’avérait passionnant, c’est que ce que je vivais était beaucoup plus au service de cette relation que de ce que j’avais connu. L’enseignement naissait véritablement de la relation qui s’instaurait avec les personnes qui venaient me solliciter, et non pas d’une vérité à laquelle je m’étais éveillé ; au fur et à mesure qu’il se mettait en place, je pouvais aussi constater que cela permettait à ces personnes d’être beaucoup plus disciples de cet enseignement que disciples de ma personne, non plus d’avoir un maître mais d’être disciples d’un enseignement dans lequel elles se reconnaissaient. Au départ, l’enseignant avait eu son importance, mais petit à petit l’enseignement prenait le pas. Il possédait les structures classiques : d’une part il dénonçait les mécanismes du faux par lesquels on perpétue le rêve et le sommeil ; d’autre part il nourrissait, par des pratiques traditionnelles qu’on appelle « rappel » ou le « souvenir », le pressentiment qui est en chaque être et qu’il fait ainsi grandir. Un enseignement s’est donc structuré de ces principes qui a peu à peu générer une assemblée d’élèves. Il n’avait plus rien à voir avec le contexte d’origine, qui était l’Inde ; cet enseignement est vraiment né en France – la plupart des gens qui venaient me voir ne connaissaient d’ailleurs ni l’Inde ni les textes indiens. Petit à petit se sont constitués un langage, un vocabulaire qui lui étaient propres.
En même temps, je voyais – et si je ne le voyais pas, ma femme me le rappelait – que ma vie comportaient des manquements, des choses encore confuses. J’étais un instructeur, je transmettais un enseignement que je savais être de qualité ; or, d’une certaine façon, cet enseignement avait plus d’importance que ma vie privée, que ma femme et mes enfants, ce qui n’était pas normal. En fait, j’ai eu beaucoup de chance, car la vie m’a donné trois gurus : mon maître Chandra Swami, une maladie qui m’a énormément appris – et qui continue de le faire – et ma femme
Grâce a Nadège, je pouvais me rendre compte qu’au cœur de ce déploiement, de ce développement, il restait encore beaucoup d’égoïsme en moi. Ce sont des choses qu’il est bon de dire : on a beau être éveillé, avoir vécu l’éveil, on reste prisonnier de mécanismes égoïstes, de mécanismes de protection de soi, et cela tant que cet éveil, cette illumination n’habite pas tous les recoins de l’être. A ce stade, il faut reconnaitre que la lumière, l’intelligence de l’éveil n’éclairent en fait que les lieux dont on a ouvert les portes en nous.
Ensuite tout le travail consiste à coopérer avec cette dynamique de l’éveil, à ouvrir une à une les portes de toutes les zones obscures pour y faire s’engouffrer la lumière de l’éveil, la lumière de cette intelligence que l’on conserve en soi. Elle est vivante en moi. Au cœur de mon être, je me sais éveillé, je me sais libre, indéniablement. Pourtant, je sais que ce n’est pas suffisant, que je ne suis pas ce qu’en Inde on appelle un « réalisé », c’est a dire un homme définitivement établi dans l’éveil, et qu’il reste encore bien des domaines de ma conscience qui doivent être investis de cette qualité, visités par cette intelligence.
Il m‘est alors apparu évident que ce qui était au cœur de la voie du monde, dans la vie quotidienne, c‘était la relation, et que la pratique consistait à faire de cette relation un travail constant. C’est ce que j’ai appelé la pratique de la « relation consciente ». Je me rendais compte qu’il restait des relations que je n’avais pas explorées ; cela m’a obligé a revenir vers ma femme, vers mes relations privilégiées d’époux, de père, et même de fils.
Quand on est totalement déterminé par cette intelligence-là, qu’on s’est vraiment mis au service de cette qualité-là et qu’on ne veut plus rien préserver ni protéger, à un moment donne s’impose comme une évidence l’absolue nécessité d’une morale, d’une éthique. L’éthique, ce n’est pas quelque chose qui s’impose par la force pour canaliser des hommes et leur donner un prétendu vernis de civilisé, mais la reconnaissance, dans leur cœur, des lois fondamentales qui dirigent la vie. C’est seulement quand on est en accord avec les grandes lignes de force qui dirigent le monde, avec les grands rythmes du monde, avec la dynamique première qui est derrière tout ce qui est l’Amour.
C’est une forme de devoir liée à la dignité d’être homme. Cette notion a été une grande ouverture sur mon chemin. C’est la vie avec ma femme et mes enfants qui m’a permis de ressentir les lignes conductrices par lesquelles ce qu’on appelle l’éveil ou l’illumination pouvait s’incarner de plus en plus profondément. J’avais toujours pensé que l’éveil faisait fi de la morale, qu’il était à lui-même sa propre morale et sa propre loi. ll n’en est rien. Je reconnais que des différences subsistent sur ce point entre les instructeurs, entre les éveillés : c’est dans la mesure où leur ouverture a été jusqu’à reconnaitre la vérité de ces lois et l’absolue nécessité de vivre complétement en accord avec elles, car ce sont les lois de l’Amour et de la Vie.
L’enseignement qui émane de cette reconnaissance n’est plus seulement celui de la liberté, mais aussi celui de la sagesse et de la responsabilité. C’est pourquoi je l’ai appelé « l’obligation de conscience ». Aimer, c’est être responsable. On ne peut pas envisager un enseignement sans être responsable de son prochain ; il n’est pas question de s’éveiller tout seul, mais de faire grandir le tout. L’enseignement que je dispensais ne visait pas à faire des éveillés, mais à aider les êtres à se reconnaitre profondément libres, à leur faire sentir la nécessité de s’éveiller chacun non pas pour tirer son épingle du jeu, mais pour grandir ensemble, car une chose est certaine : on ne peut grandir qu’ensemble.
En fait, l‘éveil| n’a rien à voir avec quelque chose qui se mérite. Je me suis rendu compte à quel point l’enseignement qui mettait en avant l’éveil comme le but ultime avait tendance a individualiser la démarche et à renforcer l’égoïsme de chacun. Dans mon enseignement, j’ai voulu au contraire que les personnes entrent en relation les unes avec les autres, qu’elles oublient un objectif personnel d’éveil, de libération, et reconnaissent qu’on ne peut grandir qu’ensemble, en prenant le risque de l’autre, en entrant en relation profonde avec l‘autre dans la mesure où celui-ci est l‘occasion d’aller voir ce qu’on n’est pas capable de voir tout seul. Si j’ai pu voir des choses importantes me concernant, c’est parce que ma femme, mes enfants, ma mère ou les gens avec qui j’étais en relation m’ont obligé à les voir.
Dans l’enseignement, le grand tournant se produit finalement quand on cesse d’être victime de l’autre pour devenir disciple de l’autre. ll se passe quelque chose a partir du moment où l’on n’est plus obsédé par l’éveil et où l’on entre vraiment en relation avec ce qui est. C’est d’ailleurs là que j’ai compris la vraie signification du mot satsang, qui tient une grande place en Inde cela ne se limite pas à la fréquentation du guru, mais c’est élargir le guru à tout ce qui est et fréquenter le réel en tout et partout. Le grand enseignement, le vrai satsang, consiste à vivre en relation consciente avec tout ce qui est ; c’est l’occasion d’un grandir qui, par nature, est de la nature de l’éveil.
En sanskrit, Brahman signifie « grandir », « croître «. Cette dynamique, du fait qu’elle devient prioritaire, nous libère de l’objectif de l’éveil ; on prend peu a peu conscience de la nature réelle du grandir et on se rend compte que cette nature est la réalité. Quand le Christ dit : « Je suis le chemin, la vie, la vérité « , il ne dit pas » Je suis le bout du chemin « , mais » je suis le chemin « . C’est quand on entre dans un grandir constant, qu’on ne cherche plus à atteindre une destination finale, un but, qu’on l’appelle « éveil » ou autrement, que le grandir devient lui-même la conscience vivante dans laquelle tout est inclus. Saint Jean de la Croix disait : « Celui qui s’arrête en quelque chose cesse de se jeter dans le tout. »
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Yvan Amar a quitté son corps le 18 juin 1999 à Gordes, dans les bras de sa femme Nadège. A ses funérailles, son maitre Chandra Swami était venu et resta dix jours auprès de sa famille.
Nombreux étaient présents, le père Stan Rougier qu’il avait rencontré en Inde en 1971, a célébré l’office ; Arnaud Desjardins, Lee Lozowick, Jacques Salomé, Cheikh Khaled Bentounes toutes les traditions étaient représentées, tous ses amis spirituels étaient venus se recueillir.
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(Cette biographie est extraite principalement de « L’Effort et La Grace », Ed. Albin Michel)